Portrait 5 – Patrick LOCHNER : une belle démonstration de sang-froid


Avant de rencontrer Patrick « pour de vrai » dans une des îles des Caraïbes, j’avais déjà entendu parler de lui grâce à un forum bien connu du milieu des voileux : le site hisse-et-oh.

Un fil de discussion s’était ouvert sur l’arrivée imminente de l’ouragan Irma sur les îles françaises de Saint-Martin et de Saint-Barthélémy. Et c’est en lisant les commentaires afférents que j’étais tombée sur un message que Patrick avait posté le samedi 02 septembre 2017 en fin de soirée : « Hello, j’ai finalement pu trouver un billet pour St Martin. Arrivée demain en fin d’après-midi préparation du bateau, avitaillement, et je descends plus au sud lundi au plus vite, à priori sur la Guadeloupe, à Baie Mahault. En cas de houle de Sud, Sud Est, ou Sud Ouest, ce sera parfait comme abri….enfin, j’espère ! Des copains sont en train de quitter la Martinique, pour filer sur Grenade… Ça ne sent pas très bon, tout ça… ». Bref, ce gars était en France alors que son voilier était à Saint-Martin et il venait de décider de faire tout son possible pour le sauver ! En réponse à son message, chacun émettait son avis. Certains le trouvaient imprudent, estimant que son planning était trop serré, qu’il risquait d’avoir de trop mauvaises conditions en mer et qu’il n’aurait pas le temps d’atteindre son but sans se mettre en danger. D’autres, au contraire, saluaient sa détermination.

Avant de prendre son avion à Paris, Patrick a pris le temps de rassurer un peu les dubitatifs du forum : « Hello, ça devrait être du portant, je compte être parti vers 11h, arrivé 28h après à Baie Mahault… Ça me laisse le temps de m’installer. Peu de vent(!), faudra sûrement aider aux moteurs pour être un peu au dessus des 5 nœuds de moyenne. Je risque d’avoir un début de houle, jusqu’à 2m, dans le sens du vent, à priori, et sur les derniers miles. Pas moyen de partir aujourd’hui, de toute façon… Rafales à + de 100 nœuds annoncées sur Marigot…y a pas à tortiller!!! ». S’en est ensuivi toute une série de commentaires sur IRMA, la route qu’elle prenait, sur les risques à laisser son bateau à la bouée ou au ponton même dans des lieux éloignés du centre de l’ouragan en raison de la forte houle attendue etc…

Et puis… plus rien… plus de nouvelles de Patrick… Nous ne savions pas s’il avait bien pris son avion, s’il était parti en bateau comme prévu… Si les conditions en mer étaient « affrontables ». Tout ce qu’on lisait sur le forum, c’était à quel point IRMA se renforçait rapidement, devenant peu à peu le monstre que l’on sait.

Dimanche 03 septembre, il était censé prendre l’avion. Lundi 04 septembre, il était censé finir de préparer son bateau en toute hâte et partir. Pour qui connaît le monde des bateaux, après une période d’inactivité, il est nécessaire de passer quelques heures à préparer le voilier avant de partir : mise en place des voiles, écoutes, drisses etc s’il a été désarmé, contrôle des niveaux et du moteur, nettoyage de la coque (les algues ralentissent considérablement la vitesse de croisière habituelle), brossage de l’arbre et de l’hélice, et bien sûr avitaillement en eau et nourriture pour le skipper et l’équipage. Bref, le timing était serré ! De plus, il comptait 28 heures de navigation et en partant à 11 heures du matin, cela le faisait arriver, selon ses prévisions, vers 15 heures en Guadeloupe le mardi 05 septembre, le passage du cyclone sur St Martin étant attendu le mercredi matin…

Ainsi, mardi soir, alors qu’IRMA était devenu l’un des pires ouragans que le bassin Atlantique ait connu, avec une pression à 927 hPa et des vents de l’ordre de 300 km/h relevés dans le nord immédiat du système, que la Martinique et la Guadeloupe étaient passées en vigilance rouge, un intervenant du forum écrivait : « Il ne nous resterait qu’à trouver la position de Patrick… A lui seul, il cristallise toute l’énergie des voileux à préserver leur bien le plus cher et parfois leur habitat. Toute mon énergie positive pour vous messieurs et mesdames et vos bateaux ». Message suivi par celui d’une autre personne : « Suis inquiet de son timing si vitesse prévue 5 nœuds ».

Bref, en plus, de l’effarement dont nous faisions preuve en voyant IRMA se renforcer tout en se rapprochant des îles qu’elle s’apprêtait à impacter, nous étions tous dans l’attente des nouvelles de Patrick que nous ne connaissions pas mais dont nous nous sentions curieusement si proches…. Car tous, si IRMA avait touché la zone où nous étions avec nos bateaux, nous aurions eu à prendre la lourde décision qu’il avait prise : tenter de partir le plus loin possible avec notre voilier pour se mettre à l’abri malgré les risques que cela encourt, ou accepter notre sort et juste sécuriser au mieux le bateau en le laissant là où il était…

Et ce n’est que le lendemain, le mercredi 06 septembre, le jour même où l’île de Saint Martin a été détruite à 95% qu’un membre du forum et ami de Patrick nous signale sur le forum que tout va bien, qu’il a réussit à rejoindre la Guadeloupe et qu’il est à l’abri !

https://www.youtube.com/watch?v=kB72p9Me66A

Maintenant que vous connaissez ma version de l’histoire (derrière mon écran d’ordinateur), voici celle de Patrick que j’ai rencontré « pour de vrai » (le monde des voileux est petit) et qui a bien voulu nous faire partager son expérience…

« J’ai dû m’absenter un mois et demi des Caraïbes. J’avais prévu initialement de laisser mon catamaran, « Capsun », au ponton dans une marina bien abritée en Martinique mais impossible de trouver une place disponible pour cette période en pleine saison cyclonique. Je m’étais donc résolu à laisser mon voilier à Saint Martin, sur un corps mort dans le lagon côté marina Port Royal.

Une fois rentré en métropole, je suivais bien sûr très attentivement l’évolution des conditions météorologiques dans le coin grâce notamment à la page Facebook d’Olivier Tisserant qui y analyse comme personne les phénomènes inquiétants et qui y transmet les informations de manière claire et concise sans jamais se montrer alarmiste. C’est d’ailleurs grâce à un échange avec lui que j’ai pris la décision le samedi 02 septembre de récupérer mon bateau à tout prix et de le mettre à l’abri plus au sud.

Il est 16 heures quand je prends la décision. Branle-bas le combat ! Je réserve mon vol Paris-Grand Case (Saint Martin) en passant par Fort de France (Martinique) et Pointe à Pitre (Guadeloupe) tout en vérifiant que mon timing tient la route.

Je préviens rapidement famille et amis de mon départ et me présente à Orly le lendemain matin, dimanche 03 septembre, à 6h30. Impossible de dormir durant le trajet, je ressasse mon plan dans ma tête : trouver un taxi en arrivant, faire quelques courses, trouver un moyen de rejoindre mon bord, remettre le bateau en ordre (re-brancher les batteries, remettre en route les moteurs, préparer les voiles, ré-installer l’annexe sur les bossoirs etc…).

Sur place, tout se passe rapidement et conformément à mon plan. Aucune mauvaise surprise : les batteries n’étaient pas à plat, les deux moteurs ont démarré du premier coup…

Il est 23 heures, heure locale, quand je vais me coucher (5 heures du matin pour moi avec le décalage horaire !). Je m’autorise 6 petites heures de sommeil seulement car il me reste pas mal de choses à faire pour être fin prêt à 9 heures, heure d’ouverture du pont, notamment le nettoyage des coques, Capsun étant dans le lagon depuis 10 semaines déjà ! Au petit matin, je passe une heure dans l’eau à nettoyer mes coques et mes embases, les ailerons passent leur tour, je n’ai pas assez de temps.

A 8h50, Capsun piaffe d’impatience devant le pont… Moment irréel lors de ma sortie : je vois avec stupeur 6 bateaux entrer, tous avec des voiles à poste et avec au moins 2 personnes à bord, donc navigants ! Nos regards s’échangent. J’esquisse un timide signe de la main et les regarde effaré entrer dans l’enclave que je viens de quitter ! L’expérience irréelle se poursuit au mouillage où je vois encore 3 bateaux sur leur ancre. Il fait un temps magnifique et sur l’un d’entre eux, un suédois lit tranquillement son journal et me jette à peine un coup d’œil…

De mon côté, je suis à fond dans mon « truc ». Je ne veux parler à personne. Je n’ai pas le temps et pas l’énergie nécessaire à consacrer à d’éventuelles explications sur ma décision. Des vagues de plus de 3 mètres sont annoncées dès 11 heures. Mon timing est serré. J’ai 140 miles nautiques à parcourir, avec une vitesse moyenne de 6 noeuds, il faut que je parte au plus tard à 12 heures. Ma hantise, c’est une panne moteur imprévue qui m’immobiliserait ici…

J’ancre un instant Capsun non loin du ponton et j’y accoste avec mon annexe. Direction le supermarché du coin pour y faire un approvisionnement rapide mais conséquent vu que je ne sais pas à quoi m’attendre une fois rendu en Guadeloupe. L’ambiance dans le magasin est très particulière, elle aussi… Beaucoup de monde mais, au contraire de moi, ils semblent tous souriants et décontractés. J’ai vraiment l’impression d’être le seul à stresser. A la caisse, une jeune femme se fait réprimander par son compagnon pour avoir choisi trois bougies, du coup elle en repose deux ?!? Après avoir payé, je file au pas de course vers mon annexe avec mon caddie plein de courses.

De retour à bord, je mets les moteurs en route, relève l’ancre, hisse la grand-voile et me lance en direction de la Guadeloupe, Baie Mahault pour être précis. Il est 10h30. J’ai même un peu d’avance sur mon plan initial, tout s’annonce bien. Je suis le seul bateau à longer la côte Est de St Martin. Après avoir passé St Barth, je ne capte plus de signaux AIS. Me voilà seul au monde !

Pour le moment, la mer est calme, le vent apparent est de 10 à 15 nœuds et pour maintenir ma vitesse cible de 6 nœuds, je m’aide des moteurs qui aide le vent à déplacer les 8 tonnes de Capsun au bon plein.

Le soir venu, le vent monte et le catamaran file maintenant à plus de 7 nœuds sous voiles seules. Étant tout seul en mer, a priori, j’en profite pour dormir quelques heures et tenter de récupérer du décalage horaire dont je souffre encore.

Au petit matin, la mer se creuse et prend un aspect métallique. Une grosse houle d’Est s’installe. Très longue heureusement. Il me reste encore 25 miles à avaler. Avec la fatigue et le stress, je sens le mal de mer qui s’installe. J’avale un Stugeron en espérant que cela le fasse disparaitre.

Au large de la Guadeloupe, je réussis à capter un bulletin météo par VHF. Elle est en alerte violette ! Ils annoncent jusqu’à 60 nœuds d’Ouest sur le nord de l’île…

J’atteins finalement l’entrée de la passe Colas à 9h30 précises. Ouf, je l’ai fait !!! Je roule le génois et affale la grand-voile avant de m’engager dans la passe. Un vilain clapot de Nord est en train de se former. Je prends un corps-mort au mouillage pour souffler un peu car ma journée n’est pas finie, loin de là !

Je prends un solide petit déjeuner tout en observant le manège de deux grues à terre qui s’affairent à sortir les dernières embarcations de la marina locale. Je n’ai aucun moyen de communication hormis la VHF car j’ai eu la bonne idée de changer d’opérateur juste avant de partir et je n’ai pas encore eu le temps d’activer ma carte SIM. Du coup, je n’ai aucun moyen de savoir heure par heure ce que donne IRMA.

Maintenant, il faut que je sécurise Capsun dans la mangrove. Me voilà ainsi parti en reconnaissance à bord de mon dinghy avec un vieux tee-shirt rouge à bord qui va me servir à marquer l’endroit que je vais choisir. La baie est immense et je n’ai pas le temps de tâtonner. Après une bonne heure de repérage, je trouve un renfoncement parfait pour abriter Capsun avec un gros arbre pour m’amarrer. Je noue le tee-shirt à une branche et m’empresse de revenir au bateau. Tout en naviguant avec Capsun vers l’endroit, je me répète la manœuvre dans la tête. C’est la toute première fois que je vais faire ça, du coup je suis un peu inquiet. Heureusement, cet endroit est à l’abri du vilain clapot de Nord qui s’est formé dans la baie. Ici, l’eau est à peine ridée.

J’ai préparé mon ancre de secours reliée à 30 mètres de câblot plombé qui vont servir pour la première fois. Mes amarres et aussières sont sur le pont prêtes à l’emploi. Les instruments, pilote et sondeur, sont allumés ainsi que mon ordinateur et la carte Open CPN détaillant l’endroit est ouverte. Moteurs en route, je compte m’engager doucement jusqu’à m’échouer dans la vase en jetant l’ancre en avance à l’arrière puis aller amarrer Capsun au gros arbre en annexe.

Sur le papier, ça parait simple. En réalité, c’est plus compliqué que cela. Je me loupe sur l’ancre à l’arrière que je lance bien trop tard. Du coup, je suis obligée de la remonter et d’aller la jeter plus loin à l’aide de mon annexe. Quant aux aussières que je dois utiliser pour rallonger ma remorque de 30 mètres – qui se révèle bien trop courte – je les balance à l’eau sans penser à y attacher avant deux pare-battages. Du coup, je perds pas mal de temps à les récupérer au fond de l’eau. Mais bon, malgré tout, Capsun finit par être solidement amarré. Il ne bouge plus !

Je remonte sur le bateau et finis de le préparer : rentrer la passerelle, sécuriser l’annexe sur les bossoirs, saucissonner la grand-voile ainsi que le génois, brider l’éolienne etc.

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Le soir même, je me prépare une bonne assiette de pâtes et prend une bonne douche en attendant de subir l’attaque d’Irma. La fatigue aidant, je m’endors pour me réveiller à 6 heures le lendemain matin : Irma a évité la Guadeloupe ! Il n’y aura finalement qu’une grosse houle d’Ouest qui viendra frapper la côte sous le vent, notamment à Deshayes.

Je n’ai plus qu’à attendre la marée montante pour me déséchouer et retourner au mouillage en face des pontons de la petite marina. De là, je rejoins la terre ferme pour me connecter et rassurer mes proches. C’est à ce moment-là que j’apprends qu’Irma est passée sur St Martin et St Barth de manière très violente en causant d’énormes dégâts…

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Je me sens soulagé, et fier aussi, d’avoir sauvé mon bateau. Je lui devais bien ça, vu le nombre de fois où il a récupéré mes erreurs de débutant ! ».

Et vous, à la place de Patrick, vous auriez fait quoi ? Vous auriez osé ?

 

 

 

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