(Tous les mots suivis d’un * sont expliqués dans le glossaire figurant au bas de l’article)
J’aime ce mouillage à l’entrée du troisième trou à cyclone non loin de la pointe Marin qui abrite le club Med. Je peux enfin me baigner dans une eau claire. Ce n’est pas aussi limpide qu’en Polynésie mais c’est bien mieux que les autres endroits où j’ai pu mouiller jusqu’à présent.
Je continue à améliorer doucement mon intérieur. La scie d’élagage que m’a offerte Ben est devenue ma meilleure amie depuis quelques temps. D’une chute de bois, je fabrique une petite étagère pour épices, c’est encore un peu de place gagnée. Je ne jette rien, je garde et je tente de réutiliser au maximum. Economie, économie ! C’est que tout coûte cher sur un bateau…
En inspectant l’un des placards que j’ai aménagé dernièrement, je réalise que l’étagère du dessus présente des traces d’humidité. C’est même un peu humide lorsque je passe ma main dessus. Une des règles primordiales en bateau est la suivante : si vous avez de l’eau quelque part, cherchez-en la cause après l’avoir goûtée pour déterminer si c’est salé ou pas (ça élimine très vite certaines options dans le doute). Il a bien plu ce matin mais cela ne peut pas provenir des hublots, ça ne serait pas logique vu la position de la trace… Je tâtonne essayant de comprendre d’où provient cette eau. Soudain, je sens une goutte sur mon doigt. Je glisse ma tête dans le placard : c’est la cadène(*) qui retient un haubans(*) qui suinte et ça coule le long de la contre-plaque(*) avant de finir sur l’étagère. C’est pas bon signe ça ! Je sors pour tâter le pont tout autour de la zone d’infiltration. J’ai peur que le sandwich(*) ne soit infiltré d’eau mais a priori la surface semble saine. Rien ne s’enfonce sous la pression exercée par mon doigt. Tant mieux mais je vais devoir rapidement faire quelque chose.
Je suis interrompue dans mes pensées par l’arrivée d’un inconnu. C’est Yves, un voisin de mouillage qui passe se présenter. Il me voit m’affairer sur mon voilier depuis la veille et il vient me proposer un coup de main si j’ai besoin. Ca tombe bien car moi j’ai plein de questions pour lui qui semble s’y connaître. Je lui explique mon problème de cadène qui fuit. Effectivement, il me conseille d’y remédier rapidement et il m’explique la procédure. Ne jamais desserrer seul un haubans, toujours par paire ! Un tour sur le ridoir(*) d’un des haubans, un tour sur son jumeau sur l’autre bord. Veiller à compter le nombre de tours afin de pouvoir retendre ses haubans comme ils l’étaient initialement à la fin de la procédure. Au besoin, mettre un scotch sur le pas de vis pour repérer jusqu’à où les ridoirs étaient vissés avant…
J’avoue que je n’ai pas tout compris sur le moment mais ça ne me paraît pas trop difficile. Après avoir discuté un moment, Yves s’éclipse et retourne sur son bateau « Archangels » en me laissant seule face à mes haubans. Je lutte un bon moment avec ceux-ci. Ils me valent même la perte d’une clé de 8 dans la mer qui s’envole littéralement dans les airs afin de faire un gros plouf alors que je m’escrime à desserrer le premier haubans. Je plonge immédiatement à sa suite mais sans succès. Nouvelle leçon de la journée : toujours avoir plusieurs clés de la même taille ! Heureusement Yves me dépanne gentiment. Je réussis enfin à vaincre ces foutus haubans ainsi que les cadènes et les contre-plaques. Après avoir bien nettoyé la zone, l’avoir asséchée plusieurs heures et l’avoir bourrée de sika(*), je remonte le tout avec encore une fois l’intervention d’Yves pour contrôler la tension des haubans une fois ceux-ci remontés.
Il me présente à ses meilleurs amis au mouillage, un couple très sympa vivant sur leur bateau « New Moon ». Nous passons plusieurs soirées ensemble. Ils projettent de partir bientôt sur l’île de Cariacou(*) au sud de l’arc antillais pour faire l’antifouling(*) de leur bateau et ils m’encouragent à les suivre.
Sur le moment, je ne suis pas véritablement partante pour cette idée… C’est sûr, l’antifouling est à faire… La somme demandée au Marin par le carénage(*) pour l’entrée et la sortie d’eau de Nautigirl avec quatre jours inclus à terre me semble faramineuse : 600 EUR environ et ça c’est sans avoir acheté ni fait l’antifouling. J’avais dans l’idée de monter en Guadeloupe qui m’a proposé un devis moitié moins cher mais ce qui m’a freinée jusqu’à présent c’est que je ne sais pas comment on fait un antifouling et que je ne connais personne en Guadeloupe alors qu’au Marin si ! Voilà maintenant qu’on me propose de faire un tir groupé à la zone de carénage de Carriacou. Mes amis négocient un prix de groupe et nous nous partageons le coût des matériaux : primaire(*), antifouling etc… Et ils seront là pour répondre à toutes mes questions puisqu’ils feront eux-même le même travail sur leur voilier respectif ! Dans ces conditions, je serais folle de refuser !
Ne me reste plus qu’une seule raison d’hésiter. Je n’ai pas d’équipier et je n’ai encore jamais navigué seule. Et faire environ 150 milles(*) nautiques d’une seule traite pour une première fois, cela me paraît un défi trop important… Yves vient encore une fois à ma rescousse. Il me propose de suivre le rythme de Nautigirl avec son voilier un First(*) 40.7 qui va aisément deux fois plus vite que moi normalement. « Pas grave, je réduirais les voiles ! » me dit-il en souriant ! Dans ces conditions… que puis-je dire ? « C’est parti mon kiki ! »
New Moon est déjà parti tôt ce matin. Les amis d’Yves vont d’une seule traite sur Carriacou. Moi et Yves, nous partons tranquillement dans la matinée pour faire une première étape à Sainte-Lucie à environ 20 milles de là. Je pars en avance, Yves me rejoindra sur la route. De toute manière, il sait qu’il me rattrapera rapidement.
Je relève l’ancre, le cœur battant. C’est le grand départ pour moi. Mon premier canal à traverser ! Je sors du Marin. Je hisse la grand-voile et déploie le génois. Tout se passe bien. Le vent est assez fort, 25 nœuds avec quelques rafales à plus de 30 nœuds, la houle est prononcée et le pilote automatique force sur la barre mais il gère, ça va. Je commence à me détendre légèrement.
J’entre à peine dans le canal quand soudain je vois deux énormes têtes noires et toutes rondes jaillir de l’eau à quelques dizaines de mètres du bateau. Je ne sais pas ce que c’est mais leur route est à 90° de la mienne ! Nous sommes en droite ligne de collision ! Ce ne sont pas des dauphins, leur tête est énorme !!! Ça ne peut être que des orques dans mon esprit… C’est plus grand qu’un dauphin, plus petit qu’une baleine et c’est tout noir. Des orques, hein ? Quoi d’autre ? Le cœur battant la chamade, je décroche mon pilote et j’abats(*) à fond pour les éviter tout en scrutant attentivement la surface de l’eau… Je ne les verrais jamais réapparaître. Les animaux ont sondé dans les profondeurs et moi j’en suis quitte pour une bonne petite trouille ! Je me suis imaginée un instant coulée à quelques milles seulement de mon point de départ ! Ça aurait été ballot tout de même lors de ma première navigation !!! J’apprendrais plus tard que ce sont des globicéphales qui peuvent mesurer de 5 à 6 mètres, rien à voir avec une orque qui peut atteindre 10 mètres !
Allez, juste pour vous faire rire, ma réaction en live car j’ai réussir à filmer ce moment (si, si !). C’est trop ridicule mais c’est trop bon à regarder !!! https://youtu.be/0mTsV-vs41A
Après ce petit intermède, je vois le bateau d’Yves se rapprocher rapidement. Il me dépasse et nous échangeons quelques mots à la VHF(*). Il observe mes voiles depuis son cockpit et me donne des conseils sur le bon réglage. Petit à petit, nous nous rapprochons des côtes de Sainte-Lucie(*). Nous nous donnons rendez-vous à « Rodney Bay » au nord de l’île. Sur les derniers milles, Henry lance toute la toile et il disparaît rapidement à l’horizon. Je le retrouve dans la baie comme prévu vers 17h00 et j’ancre non loin de lui.
Je suis fière de moi ! C’est ma première traversée solo, sous l’œil bienveillant d’Yves ok, mais seule à bord quand même ! Je remplis mon livre de bord : 5 heures de porte à porte, 20 milles…
Je dîne à bord d’Archangels. Yves me donne les instructions pour la navigation du lendemain. Départ prévu à 3 heures du matin car une longue navigation nous attend pour atteindre Bequia(*). Extinction des feux à 20 heures…
Le réveil est dur ! Il fait nuit noire. Je remonte l’ancre et je pars avant Yves. De toute manière, il est bien plus rapide que moi alors pourquoi se presserait-il ? Je monte les voiles et me lance à l’assaut de la côte sous le vent de Sainte-Lucie.
Je navigue depuis presque deux heures maintenant. Il n’est pas loin de 5h du matin et je commence à peine à voir poindre le jour quand j’entends soudain un énorme SPLASH !!! Je tourne la tête juste à temps pour voir un second dauphin effectuer une cabriole en l’air. Il est si près de Nautigirl que j’aurais presque peur qu’il n’atterrisse sur le pont ! Dommage qu’il fasse encore si sombre, j’aurais voulu profiter à 100% de la beauté de ce spectacle. J’appelle Yves à la VHF pour partager ce petit moment de bonheur ! Je le vois un petit peu plus loin dans mon sillage. Les dauphins sont partis le rejoindre. Ils l’accompagneront une quinzaine de minutes avant de disparaître au loin.
La journée est longue. C’est la première fois que je navigue si longtemps. J’essaie de dormir quelques minutes par ci, par là mais je n’y arrive pas. Tous mes sens sont constamment en alerte. De toute manière, je n’arrive pas à trouver de place confortable. Dans le cockpit, si je m’allonge sur le banc côté sous le vent, je suis gênée par le pilote qui m’empêche de relever les jambes. Si je m’allonge sur le banc côté au vent, avec la gite, je me retrouve par terre. Si je m’allonge en travers du cockpit, c’est un peu mieux mais avec la gite, je me retrouve presque en appui sur mes jambes, difficile de se laisser sombrer dans le sommeil dans ce cas là… Je tente de m’allonger par terre au fond du cockpit mais à chaque mouvement un peu prononcé du bateau, je me dresse comme un lemming pour voir ce qu’il se passe.
Je communique quand je le peux avec Yves sur la VHF. Il est obligé de réduire de moitié sa voilure pour ne pas me semer. Parfois, quand il en a assez, il remet de la toile et fait demi-tour un peu plus loin. J’ai l’impression que j’ai un problème de VHF… Autant j’arrive à entendre ce qu’il me dit, autant quand j’émets, j’ai l’impression qu’il ne m’entend pas tout le temps sauf quand il est vraiment près… A voir…
Nous rejoignons Bequia(*) en pleine nuit. Yves m’y a précédé et il a mouillé dans une dizaine de mètres d’eau. Je suis crevée, énervée, fatiguée… Il est près de 20h30, ça fait plus de 17 heures qu’on est parti. Il me propose pour me faciliter la vie de mettre à couple Nautigirl et Archangels. Pas de chaîne et d’ancre à gérer. Le seul problème c’est que son bateau ne cesse de faire des va-et-vient autour de son point d’ancrage avec les risées de vent. C’est la première fois que je fais ce genre de manœuvre et j’ai peur de lui rentrer dedans ou d’abîmer nos coques. Je tente une première approche mais son bateau chasse vers le mien. Apeurée, je m’éloigne brutalement. Je m’excite toute seule sur mon bateau pendant que lui, Yves, reste stoïque limite moqueur : il ne voit pas la difficulté… Moi, je veux juste me reposer, je n’en peux plus, et son putain de bateau qui n’arrête pas de bouger m’énerve !!! J’échange quelques paroles un peu vives avec lui. La fatigue… Lui serein reste cool et me laisse m’énerver toute seule. Finalement, je réussis à finaliser mon approche. Il a tout préparé, pare-battages(*) et amarres(*), pour me faciliter la vie. Il me fait même à dîner !
Et de nouveau le lendemain matin, le lundi 13 mars 2017, départ de nuit à 3h30 pour arriver à Carriacou, à 35 milles nautiques de là, en début de matinée pour ne pas rater notre rendez-vous avec la zone de carénage. A 12h00, je vois mon voilier quitter la surface de l’eau et être gruté afin d’être mis à sec.
Prochain étape : OPERATION CARENAGE !!!
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A très vite !
PS : Cette histoire raconte ce que j’ai vécu mais afin de respecter l’anonymat des personnes qui ont croisées ma route, j’utilise des prénoms d’emprunt – sauf autorisation expresse obtenue de leur part.
GLOSSAIRE :
Abattre : manœuvrer le voilier de manière à l’écarter du lit du vent.
Amarre : grosse “corde” utilisée par les bateaux pour se “garer” le long d’un quai ou d’un autre bateau ou pour s’attacher à un corps-mort.
Antifouling : peinture couvrant la partie immergée de la coque et contenant des produits toxiques destinés à empêcher le développement des mollusques et des algues.
Bequia : île du Sud des Antilles faisant partie de l’état de Saint-Vincent-et-les-Grenadines. Bequia se situe au sud de l’île de Saint-Vincent. C’est la plus grande île des Grenadines. La population est d’environ 6.000 habitants.
Cadène : pièce généralement métallique solidaire du pont du navire sur laquelle est frappé un câble tenant le mât. La traction exercée sur une cadène nécessite que la cadène soit également solidarisée avec la coque par la mise en place d’une contreplaque (ou renvoi de cadène) qui est une pièce métallique située sous le pont qui reprend l’effort exercé par la cadène et la transmet à la coque.
Carénage : lieu où l’on carène (nettoie) les coques des bateaux.
Carriacou : île du sud des Antilles faisant parti de l’Etat de Grenade. C’est l’île la plus septentrionale des îles de l’État de Grenade. La population est d’environ 8.000 habitants.
Contre-plaque : voir cadène
First 40.7 : un voilier de marque Beneteau, l’une des références mondiales de la course-croisière.
Haubans : câbles qui soutiennent latéralement le mât, reliant les hauts du mât au pont du bateau.
Mille marin ou mille nautique : 1.852 mètres environ ce qui correspond au calcul d’une minute d’angle à l’équateur.
Pare-battage : sorte de bouée gonflée d’air servant à amortir et à protéger la coque face à d’éventuels chocs sur un quai ou un autre bateau (on parle également de « défense »).
Primaire : appelé encore sous couche. Il s’utilise pour améliorer l’accroche de l’antifouling sur la coque.
Ridoir : dispositif permettant de fixer un câble à une partie fixe avec la possibilité de régler la tension dudit câble.
Sainte-Lucie (Saint Lucia en anglais) : état insulaire des Antilles situé entre, au sud, les îles de Saint-Vincent-et-les-Grenadines, au sud-est, la Barbade et au nord, la Martinique.
Sandwich : assemblage en couches des différentes couches de résine et de fibre qui constituent le pont.
Sika : abréviation de « Sikaflex » qui est une marque de colles et de mastics d’étanchéité très réputée dans le monde marin.
VHF : radio à très haute fréquence (bande de fréquences comprises entre 30 MHz et 300 MHz).